mercredi 2 mars 2011

Révoltes arabes et expérience de Milgram

L'expérience de Milgram, réalisée dans les années 1960, visait à évaluer le degré d'obéissance d'un individu devant une autorité qu'il juge légitime. Elle a permis d'analyser le processus de soumission des individus à l'autorité et plus particulièrement quand celle-ci suggère, voire ordonne, des actions susceptibles de poser des problèmes de conscience. 


Au cours de l'expérience, un expérimentateur amène un certain de nombres de sujets à soumettre un autre sujet, qui est en réalité un acteur, à une série de chocs électriques (fictifs) de plus en plus puissants dès lors que celui-ci ne répond pas correctement à une série de questions dont il est censé connaître les réponses. Il s'est avéré que la grande majorité des participants (près de 70%) ont continué à infliger de très forts chocs, allant même jusqu'au maximum possible soit plus de 400 volts, ce qui peut être mortel. L'obéissance aveugle en somme. Le conformisme poussé à son extrême. 


Pourquoi ont-ils accepté d'aller aussi loin dans l'administration de souffrances à un individu qui ne leur a rien fait de mal, son seul tort ayant été de ne pas avoir répondu à une question qu'une autre autorité leur a demandé de poser ?


Dès lors que l'individu a le sentiment d'être l'agent d'une autorité, son autonomie décisionnelle s'efface la plupart du temps, à des degrés divers. Le fait de faire le "sale boulot", une cause devenue juste pour lui, et ceci pour une autorité qu'il juge légitime légitimise son action. Son libre arbitre disparaît dès lors. Il se soumet à l'autorité pour exécuter une mission, un ordre inhumain voir imbécile. 


La plupart du temps, le fait d'être déresponsabilisé du fait de l'existence d'une autorité supérieure, a conduit les sujets de l'expérience à ne pas désobéir. En outre, non contents de ne pas désobéir, ils tentent de se donner bonne conscience en tentant de minimiser leur implication dans l'expérience, en aidant par exemple le sujet choqué à répondre correctement aux questions posées, ou bien en demandant à l'autorité présente de confirmer la poursuite de l'expérience, lui faisant prendre la responsabilité de ce traitement inhumain.


L'obéissance aveugle est le ciment des dictatures et autres régimes autoritaires. Pourtant les révoltes arabes ont bien eu lieu, malgré un environnement policier particulièrement immobilisant pour la société civile. Cela a été rendu possible car il existe des facteurs de désobéissance. Parmi eux : la mise à mal, voire la disparition de la cohérence du système hiérarchique; les désaccords entre les membres de l'autorité jusque là respectée.  Constatant une division, le sujet en profite pour se désolidariser et donc désobéir. 


Que s'est-il passé dans les pays arabes? Il y avait pourtant des centaines de milliers de collaborateurs, de sympathisants, de militants proches des partis au pouvoir. Tous ont d'une façon ou d'une autre, à leur niveau, aussi petit soit-il, contribué à renforcer les régimes en question. Une dictature tient car elle morcelle les responsabilités. Chacun exécute, sans remords et sans haine (à l'exception des exécutants des missions les plus inhumaines), une tache banale. Aucun n'a conscience d'être partie prenante au système dans son acception la plus terrifiante. Malgré les faibles salaires des fonctionnaires de ces régimes, ces derniers ont perduré car l'autorité était respectée, soit de façon spontanée, soit de façon dirigée et contrainte subtilement. Au final, cette autorité est respectée car les maillons de la chaîne ont l'impression de faire partie d'un groupe soudé. Se désolidariser du groupe serait vécu, par eux-mêmes et par le régime, comme une trahison.  


Ceux qui se sont révoltés l'ont fait pour une bonne mais simple raison. Ils ne respectaient plus le régime. Pour des raisons politiques ? Pas nécessairement. Pour des raisons sociales avant tout. Mais les régimes ont tous réagi de façon brutale en réprimant les manifestations. En agissant ainsi, ils se sont tiré une balle dans le pied. Ils se sont mis une partie de la population à dos, une petite partie dans un premier temps. Puis les réseaux sociaux, Facebook, Twitter, Bambuser, ont transformé la petite manif en mouvement populaire à grande échelle. Les griefs qui n'étaient jusque là que rarement énoncés publiquement ont soudainement trouvé une légitimité à être dévoilés. Les richesses des dirigeants, leurs méthodes liberticides, la désignation de la corruption endémique, les privilèges des institutionnels, la misère de la population, etc. 


Ensuite, les dissensions au sein de ces régimes ont fait surface: doutes de certains militaires de haut rang quant aux méthodes de répression, démissions successives des politiques des premiers cercles de pouvoir. La couverture des médias étrangers plaçant ces théâtres révolutionnaires en pleine lumière, contrecarrant la version officielle des médias d'Etat, n'ont rien arrangé et ont engendré une prise de conscience de l'opinion publique.


Les conditions de la désobéissance ont donc bien été réunies dans le monde arabe. D'autres facteurs ont certainement joué un rôle majeur. Mais ce qui fut jusqu'alors impensable, surtout dans cette partie du globe dans laquelle les anciens dictateurs bénéficiaient souvent du soutien, sinon de la bienveillance des puissances occidentales, a bien eu lieu. La démocratie n'y est pas encore réelle. Mais elle a de bonnes chances de s'installer, lentement mais sûrement.  


L'invasion de l'Irak était censée dénucléariser et démocratiser une dictature pétrolifère. Il n'y a jamais eu d'armes nucléaires en Irak. Et le pays n'est toujours pas pacifié ni réellement démocratisé. En revanche, le pays a été meurtri et continue de l'être. Des centaines de milliers de morts civils. Des milliers de soldats américains tués pour... pas grand chose.


Et si George W. Bush, Dick Cheney, et leurs conseillers avaient lu les conclusions de Milgram? N'aurait-on pas eu l'opportunité de suggérer les conditions de la désobéissance plutôt que d'imposer les stigmates de la dévastation ?

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